Mercy L. Fitzbaum a vingt-six ans, mais il lui semble parfois avoir vécu plusieurs existences. Ce qui ne cesse de la surprendre est l’incapacité qui semble être sienne à entretenir des souvenirs réguliers, nets et précis. Si elle se tourne vers le passé, ce ne sont pas de longues séquences qui lui viennent à l’esprit, mais des morceaux épars, sans ordre ni logique, évanescents comme la fumée de la cigarette qu’elle exhale, accoudée à la fenêtre de l’appartement de sa sœur cadette, captivée par l’absence d’événements se déroulant le long d’une rue de Brooklyn.

Un samedi par mois, Mercy s’accoude à la même fenêtre, mais quelque chose est plus tendu dans son regard. Elle scrute avec davantage d’intensité les véhicules qui passent, les piétons qui s’interpellent. Enfin, elle voit la voiture rouge qu’elle attendait, le créneau que celle-ci effectue, puis les deux personnes qui en sortent, un homme approximativement du même âge qu’elle, et une enfant de quatre ans. Mercy peut alors descendre accueillir son ex-époux et leur fille Ella.

Face à son ex-époux, l’atmosphère est toujours tendue. Il ne s’agit pas de haine sourde ou de rancœur malsaine, plutôt de tristesse et de peur. Mercy sait que le père d’Ella n’aime pas lui confier sa fille, qu’il craint que le samedi finisse mal, que son ex-épouse ait un coup de folie, que quelque chose se brise. Elle sait qu’il a peur d’elle. L’inquiétude qu’elle lit dans les yeux bleus du père est le fil qui la tire en arrière, fait défiler les vies antérieures.

Quand elle pense qu’elle a aimé cet homme, qu’il l’a touchée, émue, fait rire aux éclats, qu’il est le père de son enfant. Et aujourd’hui, elle souhaiterait qu’il ne fasse plus partie de sa vie. Elle observe Ella durant la journée du samedi, et bien que la petite fille n’ait que quatre ans, elle retrouve l’ex-mari en elle. Ella lui ressemble physiquement, blonde aux yeux bleus, toute en nervosité et en vivacité. Mercy se demande parfois ce qu’elle a transmis à sa fille, ce dont celle-ci se souviendra d’elle, dans de nombreuses années.

Elle tente souvent une transmission de patrimoine culturel quand Ella est à ses côtés : elle parle des Appalaches, montre les quelques photos qui témoignent de ce passé résolu, usées d’avoir été si régulièrement contemplées. Mercy raconte les années de son enfance, les anecdotes, la vie à la ferme, le nom des animaux, elle évoque les couchers de soleil sur les montagnes encore sauvages, l’odeur du vent dans les bois, la beauté du chant d’un merle. Mais sa fille est née à New York et n’a jamais connu que la mégapole, le bruit, les incessantes sollicitations, la proximité constante des autres êtres humains. Quelque chose les sépare, irrémédiablement.

Même si elle aime sa fille, même si Ella est l’être qui lui est le plus cher, Mercy est profondément soulagée de ne pouvoir la voir qu’un jour par mois. Il lui arrive fréquemment de croiser des femmes flanquées d’enfants, et de se demander comment elles s’en sortent, comment elles parviennent à vivre. Mercy n’est pas ce que l’on appelle couramment une bonne mère, elle est trop vite dépassée, incapable de comprendre ce que sa fille réclame. Seule avec Ella au quotidien, elle ne s’en sortirait pas.

Le soir venu, le père revient récupérer sa fille, pose les questions d’usage, referme la portière de la voiture rouge sur Ella qui s’endort à moitié. Mercy les regarde partir, partagée entre le soulagement et le sentiment d’être frustrée de quelque chose. De retour dans l’appartement de sa sœur cadette, elle range la vaisselle du dernier repas, s’interroge parfois à voix haute, avec pour seul interlocutrice la vieille chienne Cavalier King Charles qui dort en boule sur le canapé. Sa sœur est dans la pièce voisine, occupée à pianoter sur son ordinateur portable. Mercy écoute la rumeur de la ville, sans être certaine d’en constituer une partie intégrante.