Si on avait dit à Aleksej qu'un jour il se retrouverait couché sur un canapé, à raconter sa vie à une parfaite inconnue, il n'y aurait pas cru. Mais alors franchement pas. Ce genre de choses, ce n'était pas pour lui. Il était parfaitement sain d'esprit, droit dans ses bottes et dans sa tête. Ou alors peut-être qu'il se fourvoyait. Ces derniers mois, il avait senti la situation lui échapper peu à peu. Lui qui avait l'habitude de tout contrôler, perdait la main sur le fil de son existence. Il avait tellement bien compartimenté chaque aspect de sa vie, cloisonné ses émotions, il se croyait à l'abri.

Mais l'être humain n'était pas aussi simple. On ne pouvait pas juste ranger ses problèmes dans des boîtes et les laisser prendre la poussière sur l'étagère. C'est ce que lui avait dit sa psy pour expliquer le léger burn-out qu'il avait fait il y a quelques mois. C'était arrivé d'un coup, sans crier gare, en plein milieu d'une audience. Lui qui avait une carrière irréprochable, qui n'avait jamais laissé ses émotions affecter son travail, avait été pris d'une crise de panique qui l'avait mis sur le carreau. Rien de dommageable, heureusement. Il n'était pas l'avocat principal sur ce cas. Mais il avait été obligé de quitter la salle en plein milieu du plaidoyer de son confrère.

Il avait d'abord cru à une attaque cardiaque. Sa poitrine s'était serrée, sa respiration était devenu plus difficile. Pris de sueurs froides, il avait commencé à voir des étoiles. Il s'était excusé, s'était levé, avait vacillé avant de prendre le chemin de la sortie difficilement. Quoi qu'il arrive, il fallait garder les apparences intactes. Ne pas désavantager le client. Une fois dans le couloir de la cour d'appel, il s'était effondré au sol, glissant le long d'un mur. Il avait repris ses esprits assez rapidement. Une secrétaire lui avait rapporté de l'eau, un peu de sucre... Il avait prétendu à la crise d'hypoglycémie. Feint de ne pas avoir mangé.

Il pouvait duper les autres, mais il ne pouvait pas se mentir à lui-même. Cet épisode d'angoisse n'était pas arrivé par la grâce du saint esprit. Il se sentait parfaitement bien ce matin-là. L'audience allait bon train quand il avait senti son téléphone vibrer frénétiquement. Il avait réçu plusieurs messages de ses amis et collègues le renvoyant à un lien... Scent of Scandals... Ce n'était pas vraiment le moment pour lire les potins du jour... Inondé de missives par le chargé de com' de la firme, il avait finit par ouvrir le lien qu'on lui envoyait. Il avait froncé les sourcils, jeté quelques coups d’œil soucieux autour de lui.

Voilà encore une boîte qu'il avait remisé sur l'étagère des affaires classées. Jusqu'à ce qu'elle lui éclate en plein visage... Solveig Lazzari... Comment oublier le nom de cette jeune arriviste qui avait décidé de se compromettre et de le compromettre une dizaine d'années plus tôt. Il n'était pas très fier de cette histoire. Tous les deux s'affrontait sur un cas de garde d'enfant. Il défendait la mère, elle défendait le père. Un jeu d'enfant pour Aleksej, même si la famille n'était pas son domaine d'expertise. Il lui avait accordé un déjeuné. Il était fairplay et il espérait pouvoir clore ce dossier sans avoir à mettre le pied à la cour. Elle aurait été stupide de croire qu'elle aurait les moyens de le battre, un arrangement aurait été dans l'intérêt de tous.

Pour le reste, il ne pouvait que fonder des suppositions. Il n'avait que peu de souvenirs de la suite des évènements. Il s'était réveillé le lendemain bien après l'heure de l'audience. Son téléphone saturé de messages. C'était l'un de ces assistants qui avait dû prendre la relève et il n'avait pas été en mesure de faire le job. Il était quasiment sûr qu'elle l'avait drogué pendant le repas, mais pas moyen de le prouver. Et ce genre d'accusation sans preuve, pouvait mettre à mal sa carrière. Il avait travaillé trop dur pour qu'une gamine en mal de réussite pourrisse son travail. Il avait réussi à sauver les meubles à la firme et avait mis cette histoire de côté. Il vaudrait mieux pour elle qu'elle ne le recroise pas en comparution. Il l’écraserait tel un cafard sous sa chaussure...

Mais après dix ans... Qu'est-ce qui avait bien pu faire ressortir toute cette histoire ? Et qui en dehors de lui et elle pouvait bien être au courant ? Il n'en avait jamais parlé à quiconque. Cet éclairage sur le passé, c'était l'eau qui avait fait débordé le vase... Enfin c'était ce que lui avait dit sa psy... Elle avait toujours de belle métaphore pour lui parler de sa vie, de ses émotions. Toujours très imagé.

Il n'aurait jamais pu prendre la décision d'aller consulter, mais son patron l'avait pris entre quatre yeux. Charles était plus un associé qu'un réel chef. Il l'avait recruté à la sortie de l'university. Il était un mentor pour lui, en quelque sorte. Au fil des années, ils avaient tissé des relations de travail solide et une amitié respectueuse. Quand il l'avait convoqué dans son bureau, Aleksej avait tout de suite compris qu'il n'avait pas vraiment son mot à dire. Charles s'inquiétait pour lui. Pas seulement pour cette histoire de procès vicié qui avait été gérer sans trop d'encombre par les ressources humaines et le service de communication. Quelque chose n'allait pas, il l'avait bien remarqué et il avait probablement raison. Aleksej dormait de moins en moins, il avait toujours l'air rompu ou absent. Ces derniers temps, il semblait plus lointain, plus soucieux.

Toutes ses petites boîtes de Pandore était en train de s'ouvrir une par une...

Alors il avait accepté de rencontrer une spécialiste qui avait tout de suite mis des mots sur ce qu'il ressentait. Crise de panique. Voilà de quoi il souffrait. Ça le prenait sans avertissement. Séance après séance, il avait finalement laissé les mots remettre les faits à leur place. Il avait parlé de son enfance au Danemark, sa vie dans la toute petite ville de Skagen. Ses études à Copenhague et la rencontre avec l'amour de sa vie, son ex-femme Lena. Leurs rêves, leurs projets, leur déménagement à New-York pour suivre la carrière d'Aleksej. Il avait abordé son métier, son ascension dans le monde du droit New Yorkais... Et puis Alya... la prunelle de ses yeux, le trésor de son existence... Leur vie n'était pas parfaite mais elle tendait à l'être. Lena et lui étaient fous amoureux, il avait une petite fille formidable. Il commençait à gagner sa vie raisonnablement. Il avait confiance en l'existence.

Jusqu'à ce premier avril 2005... Il avait suffit de quelques secondes pour que leurs vies partent en éclats... comme le pare-brise de sa voiture. Et à seulement sept ans, la vie de sa fille s'était éteinte aussi facilement qu'on soufflerait sur une bougie.

De l'accident, il n'en parla quasiment pas. Il avait parlé de l'avant. Quand ils étaient heureux. Et de l'après. Les relations avec sa femme qui se détérioraient. Cette incapacité pour tous les deux de faire le deuil. Du moins de le faire ensemble. Jour après jour, ils s'étaient éloigné l'un de l'autre. Et puis un matin, un an presque jour pour jour après l'accident, il l'avait retrouvée dans l'entrée de leur appartement, ses valises bouclées. L'accident les avaient changé tous les deux, ils ne se reconnaissaient plus. Aleksej, de peur de se perdre lui-même s'était jeté à corps et âme dans le travail. Lena s'était jeté à corps et âme dans le ressentiment. Elle n'était plus la femme dont il était tombé amoureux.

Alors il l'avait laissé partir... Et comme le reste, il l'avait mise dans une petite boîte et l'avait remisé avec le reste de ses souffrances.


Aujourd'hui, son histoire avance au rythme de son travail et de ses séances de psychanalyse. Il tente de garder le cap, de mener sa vie en suivant le canevas de ses valeurs. Être quelqu'un de bon, voilà ce à quoi il aspire. Et malgré les embuches, toujours se relever et ne jamais perdre son intégrité. C'est ce qu'il veut transmettre aux jeunes avec qui il travaille. Il garde foi en la justice et la serre avec ténacité.

Et peut-être expier ses fautes...